Une brève histoire de l'Amérique, Crumb

Illustration 25.
Une Brève histoire de l’Amérique, Robert Crumb, 1980

On connaît de l’Américain Crumb des bandes dessinées composées sur des modèles rhétoriques, voire même fragmentés. Pourtant, ce sont peut-être certaines de ses compositions régulières qui retiendront l’attention pour leur capacité particulièrement remarquable à soutenir le propos de l’auteur, à s’accorder avec la représentation pour en accentuer la pertinence et la puissance.

Qu’on se souvienne ainsi de No way out (1973), où les cases sont dessinées comme des cubes évidés dans lesquels un personnage nu, enfermé dans cet espace clos trop petit, semble s’agiter désespérément. Dans cette composition en une page, les cases sont à la fois ce qui délimite le dessin, organise les images, et ce qui enferme le personnage, la prison de la représentation. Qu’on se souvienne encore de Les gens… faut les aimer ! (People… You Gotta love’em !, 1989), où la composition en trois bandes de deux cases présente de grandes vignettes carrés, seulement séparées par une mince gouttière. Ces grandes cases, serrées l’une contre l’autre, se succédant imperturbablement, accueillent une foule d’individus nus, si pressés les uns contre les autres qu’on ne peut guère observer que leur tête, leur cou et leurs épaules.

C’est encore une composition régulière qui est à l’œuvre dans la mémorable Brève histoire de l’Amérique. Dans ce récit en douze grandes et larges cases se succèdent des vues d’un même paysage ordinaire de l’Amérique : le dessinateur y montre sa vision de la transformation du territoire au cours du passage des années. Les arbres disparaissent progressivement, les animaux sont domestiqués puis remplacés par des véhicules, les vallons défigurés par la cicatrice d’une voie ferrée bientôt doublée d’une route. Poteaux télégraphiques, câbles électriques, enseignes publicitaires prolifèrent : le ciel même est tailladé par l’activité de l’homme, qui reste lui-même presque invisible. La régularité de la composition, le caractère imperturbable de la succession de ces grandes cases dont chacune occupe la bande tout entière, évoque puissamment l’infaillibilité de l’enchaînement des transformations de l’espace, des altérations du paysage. La dénaturation de l’environnement est présentée comme fatalité inexorable.

En dépit de tout parti pris dans la représentation, malgré l’absence de tout cynisme dans le choix des figures, on ne peut s’empêcher de ressentir à la lecture de cette bande dessinée le sentiment d’une perte douloureuse et irrévocable ; et ceci d’autant plus que le processus est encore à l’œuvre : « Et après ? » interroge Crumb pour clore la dernière case.

© Cornelius 1998